
Tailler la pierre, retrouver l’âme
Tailler la pierre, retrouver l’âme avec Lucie BRANCO, tailleure de pierre et responsable de la Démarche de Développement Durable au Collège des Métiers des Compagnons du devoir.
Quand l’outil atteint la pierre, perçois-tu le son ou la vibration ?
Quand la massette, une petite masse, heurte le caillou, je sais comment la pierre va réagir. Comment je dois poursuivre mon travail. J’entends l’impact du coup, puis, sa résonance au travers de la pierre. Le son m’envoie un signal, je me dis, tiens, il y a quelque chose qui marche ou pas. La résonance m’indique si la pierre est saine. Probablement, la répercussion du son à l'intérieur de l'outil que je tiens dans la main me parle parce que je suis sensibilisée à ce toucher, à ce ressenti-là. Il faut sentir l’outil et la matière, faire corps, vibrer avec eux*. Tout fonctionne, comme si tout était intrinsèquement lié au niveau des sens. Le son et la vibration du son dans la main qui tient l’outil. Si je devais mettre un ordre de priorité, j’entends le son et je ressens la vibration après.
Peut-on tailler une pierre qui présente une fissure ?
Si le son ne se propage pas, c’est mauvais signe. Il faut sonner la pierre pour comprendre comment se diffuse le son. A l’intérieur, une fissure, un crapaud, une imperfection, toutes sortes de choses peuvent la rendre intaillable. Quand la massette touche le caillou, je perçois au son s’il y a une région de la pierre qui va présenter des fragilités. Je peux choisir de travailler une pierre, tout en sachant qu’elle présente une fêlure. Si je prends ce pari, connaître sa fragilité est une information importante au départ. J’entretiens un rapport sensuel à la matière. Je garde mes sens en éveil pour mieux la connaître. Les pierres ont une odeur minérale. Si l’atelier est humide, on peut sentir les yeux fermés, l’odeur de la mousse exhalée par la pierre comme si elle portait encore de la terre humide. Si l’air est sec, c’est différent, cela assèche plutôt les narines.
Que perçoit le tailleur de pierre au toucher ?
Je percois la granulométrie, l'abrasivité de la pierre. Par exemple, le calcaire est constitué de couches accumulées. A l’œil nu, on distingue les lits de la pierre, les couches, les stries, les sédiments accumulés en strates variées. La pierre se pose dans un certain sens en fonction de la disposition de ses couches. La nature de la pierre joue. Si le calcaire est tendre - on peut connaître sa dureté en passant l’ongle dessus - l’ongle laisse une trace. Si le calcaire est ferme, l’ongle ne laisse aucune trace. La moindre aspérité, le moindre trou, la moindre bosse, le moindre creux laisse deviner les formes de la pierre. En passant la main à la surface de la pierre, le calcaire ferme donne la sensation du velours.
Certaines œuvres d'art sont magnifiques et pourtant, très simples en apparence. C’est le cas de l’art étrusque et de l’art roman. Pour les églises romanes, le chapiteau, les sculptures ne sont pas d’une finesse extraordinaire et pourtant ils m’inspirent beaucoup de respect. Et pour les œuvres grecs, c'est pareil. La simplicité restitue une finesse absolue.
Doit-on opposer le geste de la main à celui de la machine ?
Le coup d’un marteau ou d’une massette avec le ciseau sur la pierre a son importance. On ne tape pas n’importe comment une pierre, on ne prend pas n’importe quel angle. La main sur le ciseau a un angle particulier, le ciseau sur la pierre aussi. Tout est lié. Il faut réussir à appréhender la coordination des gestes. Tout est important. La main de l’Homme : c’est elle qui dirige le sens.
Le geste de tailleur nous construit en tant qu'individu. La machine peut remplacer l’Homme à un moment donné, mais il ne faut pas être esclave de la machine. On se construit à travers le geste. Le geste humain a une vraie valeur ajoutée. Certes, il peut être moins précis qu'une machine. Mais quelle est la valeur ajoutée d'une machine si ce n'est une richesse financière ?
Ecole de l’humilité au service de l’œuvre
La valeur ajoutée du geste, c'est justement la manière dont on va se mettre au service de l'œuvre et de celui qui la commande. Cela nous apporte un supplément d’âme. Le geste nous humanise. On apprend à maîtriser la matière car au départ, c’est elle qui nous domine.
Quand sait-on que l’on a trouvé l’harmonie du geste ?
Quand je taille, je médite beaucoup. L’esprit s’évade. Un jour, j’ai taillé une pierre et quand je suis retournée au réel, j’ai réalisé que l’œuvre était achevée. A cette seconde, j’ai compris que je commençais à maîtriser mon métier. Pour la première fois, je n’avais plus pensé au geste. J’avais atteint une forme de maîtrise.
Quel secret peut-on lire dans la pierre après l’avoir taillée ?
Quoiqu’on fasse avec ses mains, on y met forcément son cœur, ses tripes, sa colère ou sa joie, son bonheur. Ce sont ces émotions que l'on transmet à l'œuvre et à la matière. En fait, on taille avec ses émotions, on se confronte à soi en permanence, donc forcément on le lira à l'intérieur de la pierre taillée. Si vous comparez l'œuvre d'un tailleur de pierre à une œuvre réalisée avec une machine, vous sentez la déshumanisation dans l'œuvre facilement. L’œuvre est réussie si on est parvenu à mettre son âme à l'intérieur.
Lucie Branco est l’auteur de On ne bâtit pas des cathédrales avec des idées reçues. (Editions Calmann-Levy)
Interview réalisée par Alexia BELLEVILLE